Les dessins de Massinissa Selmani pourraient passer inaperçus. Leur facture faussement simple a l’économie des scènes qu’ils remontent. Économie light, cela se comprend, pour des scènes qui tiennent en quelques silhouettes entre murs interposés, panneaux, rambardes et poutres. Ces dessins frêles et réservés, sans artifices, on dirait qu’ils se fondaient dans les murs. Massinissa Selmani interpelle son spectateur à la troisième personne. Ce sont tantôt des saynètes insolites, tantôt des montages où le regard se cogne à un événement tragique. Ce sont aussi des compositions qui font parfois proliférer le dessin hors-cadre. Jamais austères, délicatement improbables, ces œuvres sont tout à leur jeu combinatoire.
Ce serait à peu près cela, Le vent ne veut jamais rester dehors. Et pourtant, c’est tout autre chose. Offrent-ils des parenthèses à l’interrogation, ces dessins ? On dira que leur épaisseur est au genre graphique ce que le couteau de Lichtenberg, sans lame ni manche, est à l’outil tranchant : un étrange paradoxe. Sur la réserve blanche des ces œuvres, l’espace est chromé impassible. Jamais le trait de Massinissa Selmani ne pèse. Face à ses coups de crayon qui ne tergiversent pas non plus, on respire un bon coup. Et pourtant, on se secoue, car chaque œuvre nous met constamment en porte-à-faux. Quand le consensus visuel fait perdre au réel toute saillie, ne vaut-il pas mieux en neutraliser la représentation ? C’est que les clichés sont juste bons à être disséqués. Sans ce geste de neutralisation, la démarche de Massinissa Selmani perdrait son tranchant critique.
Minimalisme oblige, ces œuvres proposent de légères chevauchées graphiques. En dépit de leur ordre de façade, les images ont la vivacité d’une ombre. Dans Blue cloud, c’est au flottement d’un nuage à peine décollé du sol que s’arrime cette légèreté. S’il trouble la visibilité comme par d’épais verres fumés, l’usage du papier-calque renforce ce côté fantôme du dessin. Cela est évident dans Spare time. Mais il peut en même temps la redoubler ou lui redonner volume comme dans la série Situations. Ou encore servir de support à l’animation. Composée de quarante six cubes en papier calques et papier en relief sur lesquels viennent se projeter diverses animations, Souvenir du vide est une installation qui emprunte à la forme picturale du polyptyque. Massinissa Selmani y juxtapose des images de teneurs différentes, et parfois opposées, puisqu’aucun lien apparent n’est supposé les réunir. Quel souvenir garder de cette saturation ? Sans doute celui du vide, effet que nous fait le roulis des images volatiles des médias.
S’il existe un style chez Massinissa Selmani, c’est dans sa façon de voir et sa manière de faire. Et surtout, dans cette rare élégance qui est la sienne de faire jouer l’une avec l’autre. Ce n’est pas un secret, il y a chez lui toute la besogne d’une main économe et d’un œil cultivé. Dans Le vent ne veut jamais rester dehors, chaque œuvre s’agence par un montage de scènes que seule la réflexion s’autorise. Ces scènes flottant en retrait du monde et en son cœur même, trouvent leur origine dans les clichés tirés des coupures de presse. Massinissa Selmani et sa seule paire de bras réorchestrent tout cela à égalité, sans alourdir la composition. Leurs ressources conjuguées, les œuvres permettent de fictionner le réel en prenant ses bribes visuelles au vol, comme au beau milieu d’un récit. Cependant, le sujet ne prend jamais le pas ici sur la mise en scène.
Plus que dans une intrigue, les motifs et images recadrés par Massinissa Selmani prennent place dans des saynètes diversement montées. Incompatibles, ils sont arrachés à leurs contextes. C’est tout, et dans l’intervalle délicat d’une scène à l’autre, le désamorçage du visuel médiatique a lieu. Inutile, dans un dessin comme Au bord de l’autre mer, de chercher de force le rapport entre un jeune homme qui se déchausse et, pas loin du mur sur lequel il s’adosse, un agent se servant d’un extincteur comme d’un marqueur alors que deux autres personnages se contentent d’applaudir. C’est illogique, certes ; léger sans doute ; mais percutant. Le non-rapport prime, si bien qu’il se loge dans le hors-champ. Il s’agit d’instiller à ce jeu-là du rapport et du non-rapport un détachement sans emphase.
Et c’est dans ce détachement que réside l’humour. Il a l’effet d’une gêne entre les épaules qui fait voir les choses d’un autre œil. Sur une tablette, Massinissa Selmani nous donne à voir l’animation graphique d’un personnage barbu se rasant. Pour en finir avec la pilosité qui l’envahit, il n’y va pas par quatre chemins : le mieux est qu’il se coupe tout benoîtement la tête. La répétition compulsive de ce geste se double ici d’une dimension absurde que la série Soon distille tout autrement. C’est l’utopie des habitations modernes que l’artiste semble ici tourner en dérision. Sur les dessins de cette série, de petites silhouettes s’affairent en dessous de quelques panneaux publicitaires colorés. Ici, un personnage passe l’aspirateur ; là, un autre brandit un panneau vide ; tandis qu’ailleurs un troisième s’efforce de déplacer un poteau avec une simple corde. La piqûre de l’absurde est toujours fine, aussi irrémédiable à chaque fois que la revanche de la fiction.
Peut-être est-ce pour cela que les œuvres de Massinissa Selmani ne tolèrent pas le simulacre. Elles ouvrent des failles, appellent le hors-champ dans une sorte de distante complicité. On peut imaginer ce hors-champ, ou s’en désintéresser. Le cadre d’On the roof laisse par exemple déborder le dessin sur une deuxième feuille fixée au mur. L’image répond à une logique reptile, juste le temps que le regard se passe les plats entre la scène passée et celle qui vient. En revanche, cette mise à distance nous laisse sans béquilles. Comme si Massinissa Selmani, pour l’extraire du flot d’images, se refusait à exercer le moindre pouvoir de persuasion sur notre regard déjà sursaturé.