Poetics of the political
Mathias Énard
Drawing could be taken for something fragile. Graphite would be delicate, frail, a project’s preliminary state; suited for the draft, the sketch, the outline. This would not account for Massinissa Selmani’s determination. Because humility does not mean renunciation or the absence of resolution. Quite the contrary. Selmani’s trajectory, as it appears to us hereafter, reveals precisely the opposite: the apparent modesty of the means implemented gives birth to unprecedented power, in which the practice is not confined to its own immediacy, but is enriched by the explosive ties that she weaves between the before, the after, the exterior, all these « outsides » of an artwork which eventually end up being involved, as a constitutive outside, a layering.
In this sense, to immerse oneself into Massinissa Selmani’s work, one of her pieces Untitled photograph (2012) could be read as a programmatic self-portrait (which it isn’t, or not only): the diver in the sink, where the false optical illusion, the relationship between both techniques – drawing and photography – raise the idea of a projection, a missed animation. The high flight, or the artwork in construction, through drawing, between the moment of diving and landing in the sink. Between three worlds, drawing, reality triggered by photography and our eyes. The invisible piece, present through its limits. A hybrid device, a mix. The human being reduced to a white line within the world surrounding him, and its omnipresent color. A domestic, intimate dimension (the sink) but that is also external, social (the chalkboard, school); poetic as much as political (the diver).
Beyond this slightly reductive paraphrase, the political nourishes Selmani’s work, and is somehow the foundation of it. The place of the individual within the collective, the human being facing politics, history, violence. In 1000 Villages, socialist abstraction is re-read in this tension between the individual, his fragility, that of his drawings and the terrifying outrageousness of the projects that are thought for him, in his stead. The pupil’s notebook The Future, el Mustaqbal, ceases to be a propaganda tool, a means to form the human clogs of the totalitarian project, and becomes, through the artist’s gesture, the contestation tool of its re-reading and re-writing in prospect. Similarly, the People’s Insistance or Statements from the Outside, reproducing and juxtaposing current events, reveal in the most cruel way the human being’s double helplessness in the 21st century: whether the subject or the object of images, he is both crushed and invented by the media machinery. The human being exists from the moment he disappears within the absurd flow of current events.
This paradox of humanism is without doubt the most burning issue raised by Massinissa Selmani. Just like in A Memory of Emptiness, we seek to inform our decay as well as to move away from it; in doing so, we are the masters and the victims of illusion. Through the strength of drawing’s fragility, the rigged installation – between projection, layering and static drawings – blurs the boundaries between reality and imagination, theoretical interrogation and esthetic enjoyment. Doubly mediatised, our existence is both uncertain and terribly present. The toy of a poetics of realism much more than of a poetical realism.
Poétique du politique
Mathias Énard
On pourrait prendre le dessin pour une chose fragile. Le graphite serait délicat, frêle, un état pour un projet à venir ; bon pour l’ébauche, le croquis, le plan. C’est compter sans la détermination de Massinissa Selmani. Car l’humilité ne signifie pas le renoncement ou l’absence de résolution. Bien au contraire. La trajectoire de Selmani telle qu’elle se donne à voir ci-après montre justement l’inverse : l’apparente modestie des moyens mis en œuvre permet l’éclosion d’une puissance inédite, où la pratique ne se limite pas à son propre immédiat, mais s’enrichit des liens explosifs qu’elle tisse avec l’avant, l’après, l’extérieur, tous ces dehors de l’œuvre qui finissent par s’y retrouver impliqués, comme en creux, en calque.
En ce sens, pour plonger dans le travail de Massinissa Selmani, nous pourrions lire une de
ses pièces Photographie sans titre(2012,) comme un autoportrait programmatique(ce qu’elle n’est pas, ou pas que) : le plongeur dans le lavabo, où la fausse illusion d’optique, le rapport entre les deux techniques, dessin et photographie, convoquent l’idée d’une projection, d’une animation manquée. Le haut vol, ou l’œuvre se construisant, par le dessin, entre le moment du plongeon et celui de l’amerrissage dans le lavabo. Entre trois mondes, le dessin, la réalité mise en jeu par la photographie et nos yeux. L’œuvre invisible, présente par ses limites. Un dispositif hybride, une mixité. L’être humain réduit au trait blanc dans le monde qui l’entoure, à la couleur omniprésente. Une dimension domestique, intime, (le lavabo) mais aussi extérieure, sociale (le tableau vert, l’école) poétique autant que politique (le plongeur).
Au-delà de cette paraphrase un peu réductrice, le politique irrigue tout le travail de Selmani, et en quelque sorte le fonde. La place de l’individu dans le collectif, l’être humain face à la politique, à l’histoire, à la violence. Dans 1000 villages, l’abstraction socialiste est relue dans cette tension entre l’individu, sa fragilité, celle de ses dessins et la terrifiante démesure des projets pensés pour lui, à sa place. Le cahier d’écolier Le Futur, el mustaqbal, cesse d’être un instrument de propagande, un moyen pour former des êtres-rouages du projet totalitaire, et devient, par le geste de l’artiste, l’outil de sa contestation, de sa relecture-réécriture en perspective. De même, l’Insistance du peuple ou les Relevés du dehors, en reproduisant des scènes d’actualités, en les juxtaposant, donnent à voir de la plus cruelle façon le double désarroi de l’être humain au XXIe siècle : qu’il soit sujet ou objet d’images, il est à la fois broyé par la machine médiatique et inventé par elle. Il n’existe qu’à l’instant où il disparaît dans la foule absurde de l’actualité.
Ce paradoxe de l’humanisme est sans doute la question la plus brûlante que pose Massinissa Selmani. Comme dans Souvenir du vide, nous cherchons à la fois à documenter notre déchéance et à nous en éloigner ; ce faisant, nous sommes maîtres et victimes de l’illusion. Par la force de la fragilité du dessin, l’installation truquée, entre projection, calques et dessins fixes brouille les frontières du réel et de l’imaginaire, de l’interrogation théorique et du plaisir esthétique. Ainsi doublement médiatisées, nos existences sont à la fois incertaines et terriblement présentes. Jouets d’une poétique du réalisme bien plus que d’un réalisme poétique.